Entretien avec Antoine Boureau, photographe : « Le projet Raconte, un espace de rencontres horizontales… »
Antoine Boureau est photographe à Lyon depuis 10 ans. La question de la migration revient de façon régulière dans son travail. De 2012 à 2015, le travail Exilés de la Terre promise en partenariat avec Milan Otal, universitaire, questionnait le lien à la terre d’Israël des populations palestiniennes de Jordanie et du Liban et des communautés juives d’Iran et de Turquie.
Depuis 2013, Antoine Boureau est à l’origine de l’association lyonnaise Dialogues en photographie qui construit des projets créatifs en direction de personnes éloignées de l’offre culturelle et s’attache à tisser des liens et offrir à ce public la possibilité de s’exprimer. Parmi ces projets, on peut mentionner Entre les tours en 2016, atelier photographique proposé à un groupe de douze jeunes âgés de 10 à 14 ans habitant dans le quartier des Minguettes à Vénissieux, et Correspondances. Lettres et Photographies d’enfants français et palestiniens du Liban en 2014, qui mettait en lien des élèves lyonnais de CP et des enfants du camp de Chatila, à Beyrouth à travers des lettres, des dessins et des photographies.
Depuis 2019, Raconte s’invente, selon les mots d’Antoine Boureau, comme « un laboratoire photographique où se questionnent, s’entrechoquent des regards marqués par les mouvements de migration. » Cinq mois d’ateliers hebdomadaires encadrés par des photographes professionnels ont réuni dans plusieurs villes des habitants français et des personnes issues de la migration. Ces groupes mixtes ont été sensibilisés aux enjeux de la série photographique et ont pu réaliser leurs œuvres personnelles. Le travail des participants a abouti à l’organisation d’expositions et à la création d’un catalogue. La photographie de la petite fille qui habille le blog « Accompagner la migration » provient de la très belle série « Et la poésie voyage » réalisée par Mohieidin, originaire de Damas et participant de l’atelier de Rouen.
Pour Kenia Sadoun et Antoine Boureau, porteurs du projet, « la photographie permet de raconter ce qui se voit mais aussi ce qui ne se voit pas. Elle est un langage qui permet de partager un regard. » Le projet Raconte donne la parole à des personnes qui ne l’ont pas afin qu’elles nous racontent « des univers, des histoires, des silences ».
Comment est né le projet Raconte et l’envie de monter des ateliers de création photographique avec des personnes migrantes ?
Antoine Boureau : L’envie de partager mon outil de création est au cœur de ma démarche depuis le début de ma pratique en tant que professionnel. S’exprimer par la photographie et créer des liens me procure une joie communicative. Les personnes migrantes n’ont souvent ni les codes, ni la langue du pays dans lequel elles arrivent, mais elles ont leur regard. Après avoir réalisé des ateliers avec d’autres publics, accompagner ce public spécifique dans la création photographique était une évidence. Raconte s’est posé comme un espace d’introspection : que raconter et quel usage faire de la photographie ? Nous souhaitons également proposer à un large public un changement de perspective sur les questions de l’exil et de l’accueil.
Comment avez-vous pris contact avec les personnes en situation d’exil ? Comment ont-elles accueilli l’idée ?
A.B. : Les CADA (Commission d’accès aux documents administratifs), les associations-relais mais aussi le bouche à oreille et les rencontres fortuites ont permis de prendre contact avec le public des ateliers qui a accueilli l’idée avec curiosité puis intérêt.
Comment le projet s’est-il étendu de Lyon à d’autres villes ?
A.B. : Effectivement, le projet s’est déroulé sur 4 autres villes : Paris, Cluny, Rouen et Tramayes en Bourgogne. Il a été pensé comme cela dès que les financements l’ont permis. En tout, les photographes professionnels responsables de chaque atelier ont encadré 63 photographes novices entre novembre 2019 et mars 2020. L’ensemble des 36 séries photographiques achevées sont visibles sur le site Raconte.net.
Pourquoi était-ce important de constituer des ateliers composés à la fois de nouveaux arrivants en France et de participants locaux, souvent issus de la migration ?
A.B. : Ce choix, à l’image des ateliers proposés par Singa (une jeune association qui promeut la mise en place d’ateliers mixant, comme ils disent, « nouveaux arrivants » et « locaux »), permet un mélange et évite de mettre en place un atelier pour une certaine catégorie de personnes, ce qui serait discriminant. Le brassage n’est pas évident, car nous sommes dans une société de classe, mais une fois mis en place il permet des moments magiques. Les ateliers ont pris fin en mars 2020 et chaque participant y trouvait un refuge. Les personnes issues de la migration y trouvaient un espace d’expression libre de tout jugement. Les autres, au-delà de cet espace d’expression, y trouvaient un espace de compréhension sur les parcours migratoires.
Quelle est la particularité du médium de la photo et de l’image par rapport à d’autres arts et d’autres espaces d’expression créatives (l’écriture, le théâtre…) pour se raconter ?
A.B. : La photographie a la force de ne pas être perçue, dans l’imaginaire, comme réservée à une élite. Elle permet avec une prise en main rapide des résultats vraiment impressionnants. De plus, elle laisse une grande part de possible aux participants, allant des images les plus documentaires possibles aux images les plus poétiques.
Certains participants ont choisi d’évoquer à travers la photographie l’expérience de l’exil, d’autres leur vie quotidienne. Certaines approches visent à documenter, voire dénoncer, une réalité précaire (par exemple la vie en squat ou dans la rue), surtout à travers les lieux et les objets. D’autres privilégient les portraits, d’autres encore explorent un imaginaire moins figuratif, plus abstrait, pour, dites-vous, « s’évader du réel ». Quel est votre regard sur ces différents usages de la photographie ?
A.B. : La photographie permet vraiment de se connecter à soi et offre des possibilités d’expression infinies. Le champ de la photographie est par usage éloigné de celui des sciences sociales ou de la psychologie et pourtant il y a, en particulier lors d’ateliers de ce type, une interdépendance très forte entre ces domaines. Nous sommes heureux que les participants aient pu s’emparer des différents usages de la photographie en fonction de leur sensibilité. Le résultat éclectique nous invite à une plongée immersive dans la vie des participants. Autant de regards anonymes, aux marges de ce qui nous est montré habituellement.