Tribune. En matière d’éthique des affaires, il n’existe pas de texte universel obligatoire pour les entreprises. Les traités relatifs aux droits de l’homme ou aux droits sociaux ne s’adressent qu’aux États, et n’imposent pas de contraintes directes aux entreprises.
La plupart des normes internationales à destination des entreprises, comme le Global Compact (2000) ou les Principes de Ruggie (2011), sont non contraignantes et d’adhésion volontaire, afin de favoriser leur adoption massive. Résultat : leur respect est malheureusement variable, comme l’ont illustré récemment plusieurs scandales mettant en cause l’éthique de certaines multinationales, à l’image des centaines de morts causés par l’effondrement du Rana Plaza en 2013, ou encore de l’exploitation d’enfants par des sous-traitants de multinationales dans le domaine high-tech en 2012. C’est la raison pour laquelle les Nations unies ont lancé en 2015 des débats internationaux pour créer un «instrument juridiquement contraignant» qui obligerait les Etats signataires à faire respecter les droits de l’homme aux entreprises transnationales.
Violations des droits des Ouïghours au sein des chaînes de production
Hélas, l’élaboration de ce nouveau traité est particulièrement lente. Après cinq ans de travaux, la nouvelle version du projet diffusée en août laisse apparaître de nombreux points de discorde. En France, la Commission nationale consultative des droits de l’homme a rendu le 15 octobre un avis critique à son propos. Bien qu’elle salue certaines avancées, à l’instar de l’élargissement du champ du projet qui ne concerne plus les seules entreprises transnationales mais toutes les entreprises, la commission souligne aussi les graves insuffisances du texte actuel. Dans ses dix-huit recommandations, elle appelle en particulier à rendre le processus d’élaboration du futur instrument plus transparent, à formuler clairement les mesures de vigilance que les Etats devront imposer aux entreprises, à mieux définir les droits de l’homme concernés et renforcer les mécanismes de suivi des obligations énoncées. Le projet est encore loin d’être abouti, alors que l’actualité regorge d’exemples sur l’urgence à disposer d’un texte universel contraignant en matière d’éthique des affaires. Les violations massives des droits humains des Ouïghours au sein des chaînes de production de grandes multinationales en sont un parmi d’autres.
La lenteur du processus aux Nations unies s’explique par des raisons diplomatico-économiques. Les Etats ne veulent pas d’un traité international les engageant à prendre des mesures précises pour que les entreprises agissant sur leur sol fassent respecter les droits de l’homme dans toute leur chaîne de production. Ils préfèrent que cette décision incombe aux entreprises elles-mêmes, bien que certains Etats légifèrent pour imposer certaines normes d’éthique des affaires aux firmes installées sur leur territoire. Ils tentent dès lors de gagner du temps, ayant bien conscience qu’il leur sera difficile de refuser durablement de ratifier ce traité dédié à la protection des droits de l’homme une fois rédigé. Un tel refus, jugé non éthique voire inacceptable par la société civile, les exposera certainement à la colère de l’opinion publique internationale.
L’Union européenne particulièrement passive
Certains Etats développent donc des stratégies visant à retarder et à rendre invisible le processus. Tout d’abord, les projets de texte ne sont pas traduits dans les langues officielles des Nations unies, ce qui limite leur accessibilité et empêche une mobilisation mondiale autour des travaux en cours. Ensuite, les délégations s’efforcent de limiter la portée du texte en s’abstenant de définir trop précisément les obligations énoncées à l’égard des entreprises. Enfin, la France, comme d’autres Etats, se dit «réservée» quant à ce futur instrument, dont plusieurs aspects relèvent de la compétence exclusive de l’Union européenne. Or, l’organisation n’est présente à la table des négociations qu’en tant qu’observatrice et se montre particulièrement passive. Malgré un a priori favorable du Parlement européen depuis plusieurs années, aucun négociateur n’a été mandaté à ce jour pour représenter l’Union européenne aux négociations, ce qui neutralise l’avancée des travaux.
Alors que l’éthique des chaînes de production est devenue un enjeu mondial, il est indispensable que le projet d’«instrument contraignant» des Nations unies soit fortement soutenu par la France. Riche de son expérience et de son influence internationale, elle pourrait promouvoir plus fermement un modèle fondé à la fois sur la prévention et sur la vérification du respect des engagements des Etats. Surtout, elle devrait faire pression pour que l’Union européenne désigne un négociateur en vue de la prochaine session du groupe de travail onusien en février : la sincérité du débat international sur l’éthique des affaires en dépend.