Le projet INTER-ÉTHIQUE
Dans le contexte de la globalisation, les enjeux éthiques sont un besoin social quotidiennement exprimé : éthique environnementale, éthique sociale, éthique publique, éthique de la recherche et bioéthique figurent parmi ses ramifications les plus invoquées dans l’actualité nationale et internationale. Dans la mesure où le besoin social est une source matérielle – la source unique, selon Duguit – du droit, il est dès lors pertinent d’interroger les relations entre éthique et droit international.
Historiquement, l’éthique et le droit ont été profondément distingués, au prix d’efforts théoriques importants qui conduisent les enseignants-chercheurs à exposer à tous les étudiants en première année de droit en quoi ces deux notions sont différentes. Si la distinction entre droit et morale a fait l’objet de travaux critiques[1], la question se pose d’abord de savoir si l’éthique relève, ou non, de la morale. L’éthique est, en effet, tour à tour confondue et distinguée de la morale par les internationalistes[2]. Sur ce plan, une partie de la doctrine en philosophie et en science de l’éthique considère aujourd’hui, avec Paul Ricœur, que l’éthique est avant tout un processus de questionnement[3] sur le juste et le bon, tandis que la morale constitue un ordre impératif non juridique. Chez Ricœur, la morale n’est d’ailleurs que la seconde phase du questionnement éthique, lorsqu’il apparaît « nécessaire de soumettre la visée éthique à l’épreuve de la norme »[4]. Sans prétendre développer une réflexion philosophique sur la question, cette approche, dominante dans les analyses consacrées à l’éthique des affaires, paraît pertinente pour engager une étude des nombreux rapports entre cette notion et le droit international.
Il n’est en effet n’est pas niable qu’il existe des dimensions normatives de l’éthique, tout comme des dimensions éthiques du droit – quant à son usage comme quant à sa formation. À titre d’illustration, la norme peut être valide au regard des normes secondaires encadrant sa création, mais non éthique, de sorte qu’elle peut être susceptible d’être remise en cause à tout moment par la société.
Les droits internes et les ordres juridiques privés, comme ceux des entreprises multinationales, voient fleurir des droits de la déontologie et des normes « RSE ». Ceux-ci interrogent jusqu’au concept même de norme « juridique » et bousculent parfois les représentations, quelquefois schématiques, des processus aboutissant à la création d’une règle juridique. Le droit international apparaît de prime abord hermétique à cette infiltration, alors même que les relations entre droit international et éthique peuvent être interrogées. Ainsi, la norme prévoyant la soumission des différends entre investisseurs privés et États à des tribunaux arbitraux, dont personne ne conteste la validité en droit international, peut être considérée comme non éthique par la société civile, qui y voit une anormalité visant à privilégier à son détriment les investisseurs. Ces critiques éthiques peuvent intégrer, ou réintégrer, la sphère normative lorsqu’elles conduisent à des modifications de l’état du droit pour y répondre. Par exemple, l’arrêt Achméa de la CJUE et le projet d’une Cour multilatérale d’investissements peuvent être analysés non seulement sous l’angle de la cohérence du droit de l’Union européenne, mais également sous celui de la « mise aux normes éthiques » d’un système contentieux contesté. De nombreux autres exemples, à l’instar des normes visant à favoriser l’éthique sociale ou l’éthique environnementale, peuvent être dégagés. L’émergence et les réflexions autour de l’éthique des affaires mettent finalement les catégories juridiques du droit international à l’épreuve, ravivant par exemple les débats quant à l’étendue de la personnalité juridique internationale.
Dès lors, chercher à mener une analyse éthique du droit international se justifie pleinement. Cette entreprise permettrait de déterminer la mesure dans laquelle le droit international s’est construit en opposition, ou non, avec les enjeux éthiques, ainsi que la manière dont il les intègre aujourd’hui, souvent du fait de l’expression de besoins sociaux pressants. Le projet vise également à déterminer si les enjeux éthiques constituent, et si oui dans quelle mesure, un moteur de développement du droit international.
Pour ce faire, il s’agira, sans prétention d’exhaustivité :
- de tenter de comprendre les raisons de l’absence apparente d’éthique en droit international classique, par une relecture des auteurs classiques et une contextualisation des enjeux éthiques contemporains ;
- de procéder à des analyses sectorielles du droit international, puis de les confronter à une analyse systémique ;
- de cartographier précisément l’émergence de normes éthiques dans l’ordre juridique international, en observant en particulier leurs sources formelles et la manière dont elles passent du discours juridique à la norme ;
- de soumettre à une lecture éthique les analyses critiques et projets normatifs récents de droit international (notamment relatifs aux impacts juridiques de la globalisation) pour déterminer la place des enjeux éthiques dans le renouvellement de la pensée juridique en droit international.
Ce projet de recherche pourra, selon ses résultats, mener à la mise en évidence d’un nouveau paradigme du droit international ou au constat d’une absence de nécessité d’un tel paradigme, et/ou aboutir à un projet normatif prescriptif à destination des entreprises multinationales et des autorités publiques.
[1] Pour un exemple récent, voir COTTEREAU Marc, La séparation entre droit et morale. Analyse d’une thèse constitutive du positivisme juridique, Thèse Toulouse I Capitole, 2018.
[2] Parmi les écrits classiques de droit international, voir par exemple H. Kraus : « L’éthique est pour nous la science qui s’occupe de toutes les choses que nous désignons par les mots « Ethos, » « Morale » et « Moralité » » (KRAUS Herbert, « La morale internationale », RCADI, vol. 16, 1927, p. 406.).
[3] Voir en particulier LECOURT Virginie, Le processus questionnant en éthique : une étude exploratoire à partir d’expériences individuelles et organisationnelles, Thèse en sciences de gestion, HEC Montréal et Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014, 357 p., spéc. les pp. 41-54.
[4] RICOEUR Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990, p. 237.